Table de Chefs
Publié le 16 juin 2022
Les retrouvailles avec Christophe et Jenny après sept ans d’absence furent un moment charnière. Il est des instants dans la vie où les choix passés et ceux en réflexion se mêlent, se gênent, se confrontent et s’enrichissent.
Il y a quinze ans, alors que je cherchais du travail pour financer mes débuts dans le cinéma et le théâtre, je rencontrais Christophe à son restaurant lyonnais la belle étoile (actuellement Like an Elephant, Montée st Sébastien à la Croix-Rousse). Je savais que ma place serait là. Pour un temps. J'ai des intuitions qui me poussent à faire des choix et celle-ci en fait partie.
Nous nous rappelons ce moment dans le film. J'ai vraiment été très surprise et émue qu'il s'en souvienne avec autant de netteté que moi. Cette première accroche allait donner le ton. Spontanéité, naturel et confiance dans les bonnes choses que la vie peut parfois apporter. Je travaillais donc à mi-temps, essentiellement pour le service de midi. Petit à petit, je fis aussi les soirées. Deux ambiances distinctes. Je vous raconterai ces brèves de service et ce métier si prenant (pour ne pas manquer le coche, pensez à vous inscrire à la newsletter !).
Mais nous sommes en 2006 et Christophe va marquer mon parcours dans la restauration d’une belle empreinte. Elle sera ma première référence. Celle vers laquelle je chercherais des repères, des points de sécurité pour la suite de mon parcours dans la restauration.
Dans le film, je dis que Christophe fût mon premier patron. C’est vrai dans le sens où s’était la première fois que j’allais m’investir directement pour quelqu’un, pour sa boutique. J’avais déjà eu diverses expériences professionnelles, et de par mon parcours une habitude de la vente et de l’accueil (Brèves d’Enfance) mais c'était la première fois que j'allais travailler sur du long terme dans un restaurant. Nous n’étions que deux, lui en cuisine et moi en salle. J’étais exposée au contact de sa passion et de ses gestes. Je crois que nos caractères curieux sont entrés en échos.
La passion de Christophe est de celle qui existe à travers ses gestes, son enthousiasme, son élan vers les autres. Il explique ce qu'il fait et pourquoi, il s'assure que l'on ai bien saisi ce qu'il souhaite exprimer, il prend le temps de montrer les mouvements, les codes, de transmettre ses connaissances. Il sait ce qu'il fait. Il connait son métier et ses compétences et ne craint pas qu'on le lui enlève. Peut-être qu'on ne lui reconnaisse pas, mais à ce niveau, je ne pouvais pas le mettre en danger. On discutait beaucoup durant la pause repas.
J'étais là, je devais apprendre les codes et les connaissances du métier. Je les ai observés, je m’en suis imprégnée, je les ai aimés presque immédiatement, comme une évidence naturelle et je les ai intégrés. Christophe porte en lui cette générosité et ce besoin d’être en lien, d’aller chercher un échange. J’ai eu beaucoup de chance de tomber sur un chef comme lui. Avec de l’humanité, de la modestie et du talent. Il corrigeait mes erreurs avec gentillesse et humour malgré le stress qu’il éprouvait. C’était sa première affaire et il était très soucieux de ne rien laisser de côté. Il a tout fait pour que je puisse gagner en compétence même dans les tâches ingrates ! Il y avait tout un protocole pour essuyer les verres à vin ! Il travaillait sans relâche et sur un rythme effréné. Mais quand il était en cuisine, il dégageait de lui un bonheur brut, très communicatif. Jamais d’arrogance. Une grande attention d’exécution, de l’exigence et de la maîtrise.
A l’extérieur, je disais tout le temps, Christophe peut tout te faire manger parce que ses goûts sont justes, sincères et aimants.
Je venais d’un milieu où l’on se nourrit que de ce qui vient du jardin, de la plante à la viande. Ma mère était regardante sur la provenance des produits, la manière dont ils étaient traités. Elle m’a fait grandir dans cette conviction que pour être en bonne santé il faut prioriser une nourriture qui a été respectée. Pas de longs transports, pas de pesticides, pas de néon, pas d’ambiance déshumanisée. Parce que plus l’aliment en reçoit, plus il perd de sa force.
Lorsque j’ai connu la cuisine de Christophe, elle n’était pas encore «responsable». Et malgré cela, je découvrais un univers gustatif incroyable. Je découvrais ce que signifiait "cuisiner" une richesse d’accords, de l’harmonie et une histoire gustative qui me rendait heureuse. Les plats de Christophe étaient rayonnants. Même les tripes ! Les vendre étaient d’autant plus facile. Je voulais convier les clients à cette fête, à ce temps de gourmandise avec malice et complicité. Je reconnaissais là son inconditionnel talent et sa générosité débordante. Je me souviens que certains clients venaient spécifiquement pour son foie gras et pour son fondant au chocolat. Lorsqu'ils réservaient leur table, et sans qu'ils aient à le demander, je m'arrangeais pour leur en garder. Je me trompais rarement dans les choix qu'ils allaient faire à la carte.
Jenny assurait son emploi comme traductrice au cabinet du maire de la ville de Lyon et le soir, elle prenait le service. Délicatesse, élégance, un investissement sans limites vers un but tangible. Une ligne tendue, une vision décidée. Le midi, elle remontait les pentes de la Croix Rousse pour venir manger et repartait aussi vite, avec cette dynamique soutenue. Petit à petit Jenny et Christophe dégageaient une vision plus fine de ce qu'ils voulaient apporter à leurs clients et de quelle manière ils voulaient travailler. Ils lancèrent un premier potager à 30 minutes de Lyon. Et enchainèrent et les services, et les déplacements, et la culture.
Si Christophe m'a permis de découvrir le monde de la gastronomie, j'ai pu valider dans le regard de Jenny une confiance quasi inconditionnelle. Lorsque nous avons senti que nos chemins allaient bifurquer, elle me voyait exceller en tant que Maître d’Hôtel. Pour moi, ce n’était pas une option. Je ne voulais surtout pas me l’avouer parce que j’avais décidé d’autres choix, mais ce métier me plaisait. Or je me destinais à une carrière de réalisatrice, à l'image, au beau, au milieu de l’intermittence.
Ce que je fis. Mais plus tard, bien des années plus tard, lorsque l’occasion se présenta de créer et de gérer un restaurant pédagogique, les paroles de Jenny firent pencher la balance et me permirent d’être en accord intérieurement, d’accepter et d’avancer avec assurance vers cette nouvelle voie.
Au cœur de ce contrat alimentaire, je gagnais la conviction que j’étais attirée et douée pour un domaine que je n’aurais jamais soupçonné. J’ai eu des désaccords, j’ai eu des moments d’agacement, j’ai eu ces tensions. Mais j’ai plus de mal à les reconnaître comme de mauvais souvenirs, car au final, ils m’ont permis de m’améliorer et de faire des choix. Il y a des choses dont je me suis inspirée par la suite, d’autres que j’ai modifié. Et certaines - je m’en aperçois en l’écrivant - que j'ai reproduite sans m’en rendre compte.
Je voulais aller les voir depuis longtemps, mais l'occasion de ne se présentait pas. Le temps filait et si je regrettais les occasions manquées, je savais que le bon moment viendrait. Il a fallu créer notre chaîne Mâchon pas les mots, pour que je puisse le saisir. Durant le trajet pour le tournage, j'avais la sensation d'aller à la rencontre d'un temps suspendu durant lequel j'allais reprendre des forces et engager un nouvel accomplissement. Celle de quitter le lieu que j'avais mis cinq années à construire, pour transmettre, encore, différemment. A la fin du week-end, ça m'a amusé. Christophe et Jenny nous encourageaient à poursuivre dans l'image ! La boucle était bouclée. Mais ce qui fût vraiment formidable, c'était de pouvoir se reconnaître dans nos actes et de se rencontrer de nouveau dans des aspirations communes. Ce que nous voulions pour notre société, ce que nous engagions dans la restauration, les façons de travailler, de concevoir le métier et de le transmettre mais chacun à notre image, à nos compétences.
Chez eux, il y a ce magnifique jardin dans lequel je n’avais jamais vu autant d’insectes et de vie. Il y a toutes ses plantes, heureuses d’être là, de vivre perpétuellement dans le soin de leur main. Leurs graines sont assurées de vivre après elles, chaque objet trouve une seconde vie. Je ne l’ai pas dit dans le film mais on s’en doute ; Christophe et Jenny récupèrent tout pour le sublimer. La décoration, le linge, les outils. L’eau est également recyclée. Il y a le pain fait maison, les échanges avec les producteurs et les cultivateurs des villages alentours, le fait de créer plus qu'ils ne puisent.
Jenny dit, il faut avoir de l’audace ! Oui. L'audace de s’autoriser à vivre en dehors des codes habituels en créer de nouveaux et devenir une référence, une source d’inspiration, un moteur pour les autres. Cette audace demande une contre partie. Elle engage de la solitude. Pour eux, un isolement délimité par l’hiver, par la dépendance aux aléas climatiques. La nécessité d’être présents, actifs. De laisser le doute s’installer juste ce qu’il faut pour se donner de nouvelles idées sans se décourager.
La Maison et la Table du potager leur demandent cet investissement, cette recherche, cette adaptation constante à leur environnement. Ce n’est ni délirant, ni autarcique, ni facile. C'est proposer une approche différente à qui veut la saisir.
plat signature de Christophe Rocourt - légumes, feuilles et fruits du jardin dans une explosion de saveurs
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