Mangerez-vous des huîtres à Noël ?
Publié le 20 décembre 2024
Laetitia Chalandon
Baie de la Fresnaye - entre culture et rêverie
Nous marchons dans 10 cm d’eau. Pascal connait chaque recoin de cette baie qu’il arpente depuis qu’il est gosse. La baie de la Fresnaye est protégée par une zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique de 894 hectares. Ce patrimoine, il le porte en lui, façonné par son rythme, par ses évolutions. Pascal a exercé toute sa vie, le métier d’ostréiculteur. Moi, je découvrais ce territoire avec mon appareil photo, sans trop oser m'approcher des parcs, en ignorant leur fonctionnement. Je dois avouer que je n'aime pas particulièrement les huîtres. Elles orneront les tables en cette fin d'année et déclenchent une joie indescriptible qui m'a toujours fascinée et interrogée. Jusqu'au jour où j'ai eu l'occasion découvrir l'huître brassée mer. Dans un jardin entouré de grands chênes, soir de fête et de contes bretons, Pascal mène ceux qui l'écoutent vers les rivages de l'imaginaire, vers des ogres et des korrigans. Les huitres ont été ouvertes et englouties dans les grands rires conviviaux et précieux des trésors partagés. J'ai voulu comprendre et j'ai gouté... Je garde le souvenir d'une minéralité explosive, revigorante, vive. Et je me suis surprise à en désirer une nouvelle bouchée.
On trouve un équilibre entre la profondeur de l’eau et la durée du travail. Nos horaires fluctuent au rythme des vagues.
Pascal
Quelques années plus tard, en ce mois d'octobre 2024, Pascal invite un petit groupe à la visite des parcs. Elle commence en immersion dans cette baie. Nous progressons sur une vaste plage, en légère pente. Cent mètres, deux cents mètres... et nous perdons le compte des distances. Pascal tient un bon rythme, on se cale dans ses grands pas pour le suivre. S'il a remporté la bogue d'argent de menteries à Redon cette année, c'est avec beaucoup de sérieux qu'il aborde la présentation de son milieu.
Ses premiers mots sont pour le mouvement de la mer. Le cycle des marées oriente le quotidien : « On trouve un équilibre entre la profondeur de l’eau et la durée du travail. Nos horaires fluctuent au rythme des vagues. » Ici, le marnage est l’un des plus élevés d’Europe. C’est la hauteur de l’eau, du sol au niveau de la mer. « Lors des grandes marées, il peut atteindre 14 mètres, exactement où nous nous trouvons ». C’est vertigineux. J’essaie de me représenter cette masse d’eau salée au-dessus de ma tête.
La baie forme un U. Elle est ouverte au nord-est, sur une houle entrante, permettant un brassage régulier des huîtres. L’apport en eau douce provient du fleuve Frémur permettant le bon développement du phytoplancton, nourriture des coquillages. Dans la baie, 20 ha sont attribués aux parcs. Dix-huit kilomètres sont pour le bouchot. « Il y a le pieu de bouchot, précise Pascal, qui est un piquet de bois, auparavant de chêne ou de châtaigner, mais aujourd’hui de bois exotique, sur lequel les moules s’attachent. Le bouchot, c'est l’ensemble des pieux. Ils sont disposés en plusieurs alignements de 100 mètres ».
Les mytiliculteurs (éleveurs de moules) sont arrivés dans les années 60. « C'étaient de jeunes Charentais, du nord de la Rochelle. Ils se sont implantés sur tout le littoral suite à la destruction de leur parc par un parasite, le Mytilicola intestinalis. À l’époque, ça a ruiné beaucoup de monde. Ils sont d’abord arrivés au Vivier-sur-mer et progressivement, ils se sont étendus jusqu’ici. Ils avaient installé six niveaux de moules. Embêtés avec les araignées sur les niveaux bas (au plus proche du large), ils les ont coupés. Puis, ils ont fait de même avec les niveaux haut (au plus proche de la plage) dans les années 70 parce que ça ne poussait pas assez et ils ont mis des huîtres à la place. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé avec deux cultures, ce qui est assez rare. Bien souvent, c'est soit l’un, soit l’autre. »
La baie est une petite zone de production. 500 à 600 tonnes d’huîtres et l’équivalent de moules sortent chaque année. Elle héberge une trentaine d’entreprises, mais beaucoup ont des concessions sur d’autres territoires. A Paimpol il est produit selon les années, 8000 tonnes d’huîtres creuses (dont 2K par des entreprises locales) et 20 tonnes d'huîtres plates (dont 1,5 par des entreprises locales) »
Pascal étant parti en retraite, c’est son associé Alan qui a repris l’entreprise Huîtres Brassées Mer. Elle compte sept salariés pour six hectares et produit 150 tonnes d’huître à l’année, uniquement sur la baie.
Ce lieu est surprenant. Il y règne une lumière que j’ai rarement vue ailleurs. Peu importe la saison, peu importe le temps. Elle transporte vers des lignes et des instants hypnotiques. Je pourrais rester des heures à la photographier, car chaque jour se distingue des autres par un caractère singulier de reflet, de couleur, de présence animale. Elle capte la brume et emprisonne un silence imposant. Et soudainement délivre son souffle dans le battement d’ailes des oiseaux migrateurs.
matin de décembre 2016 - baie de la fresnaye
Culture de l'huître
Le vent frappe nos oreilles. Le son des vagues est remplacé par celui de l’eau brassée au passage de nos bottes. Nous poursuivons jusqu’aux premières tables en ferraille. Elles s’étendent en de vastes bancs, sur lesquels sont déposés de grandes poches rigides. Pascal ouvre l’une d’elle. Il attrape de minuscules huîtres qu’il dépose sur le dessus. C’est le naissain. Il est mis en poche en septembre par lot de trois mille. C’est à l’intérieur de ces poches que les huîtres grandiront. Au printemps, elles seront remontées au bâtiment pour être « criblées » : triées et réparties en poche de 800. Lorsqu’elles auront dix-huit mois, l’opération se renouvelle en poche de 150 jusqu’à devenir marchandes l’année suivante. C'est-à-dire prête à être vendues. La culture de l’huître est un investissement sur trois à cinq ans.
Sur l’ensemble du cycle de production, seulement 50% arriveront au stade de marchande. La perte s’explique par différents facteurs cumulés : elles peuvent s’abîmer au cours des manipulations, subir des chocs thermiques, contracter de petits virus ou tout simplement être la proie de prédateurs. Essentiellement des tourteaux qui se glissent dans les poches.
«Ici, on met les petites, parce que c’est la zone la plus calme de la baie. On met les grosses là où les vagues les secouent et les durcissent. Pour qu’elles prennent de la fermeté. »
Pour éliminer les algues, les poches sont retournées directement sur les bancs. Le manque de soleil sur la face contre table suffit à stopper leur prolifération « Dans sa vie, une huître va être tournée une quinzaine de fois. Cela permet aussi de séparer celles qui auraient pu se coller entre elles. »
_ Ah, ce n’est pas tant que ça !
«Oui, mais enfin bon... Pascal ouvre les bras autour de lui... quand tu as tout ça ! c'est six mille poches sur un hectare ! On retourne les poches à la main. Il faut se courber en deux. Et elles sont lourdes !»
Pascal a démarré avec ce qu’il a racheté à son grand-père. Il s’est agrandi petit bout par petit bout. Cependant, le sol ne lui appartient pas. C’est l’état qui en est le propriétaire et qui loue des concessions aux entreprises.
«Elles ne sont pas très chères, mais elles sont limitées. Pour monter une activité, il faut que quelqu’un cède en partant à la retraite ou en baissant son volume d’exploitation ».
les Huîtres Brassées Mer
Pascal et Alan sont les seuls en Bretagne à cultiver des huîtres de cette manière et dont l’entreprise porte le nom. Ils se sont inspirés d’une technique australienne, qu’ils ont adapté à la mer Bretonne. Les huîtres sont protégées à l’intérieur de poches suspendues, balancées au gré du courant de la marée. Trois fois moins remplies que les poches classiques, les coquillages ont plus de place et sont ainsi «moulés» au gré des vagues. Cette technique leur donne une chaire plus ferme, un véritable bonbon iodé.
«Le travail dépend de la marée. Lors des grands coefficients, on peut rester quatre heures, quatre heures trente. On organise les tâches en fonction. On peut œuvrer dans les bas, remonter... Quand il y a de petits coefficients, on ne peut pas y aller. C’est pour ça qu’on a des parcs un peu plus haut, que l’on appelle des parcs de réserve. On y dépose les grosses huîtres pour les trier, enlever les algues, nettoyer, prélever...
Après, on a plein d’autres choses à faire. De la mécanique, de l’entretien, de la compta... et les marchés, onze en tout !»
Se retrouver dans le calibrage des huîtres
Le calibrage des huîtres se comprend au poids.
La 4 entre 50 et 65g
La 3 entre 65 et 85g,
La 2 entre 85 et 100g,
La 1 100 à 130g.
Astuce de Pascal pour ouvrir les huîtres
Droitier : talon de l’huître vers soi. Muscle au deux tiers à droite. Insérer entre les deux coquilles. Se servir des doigts du dessous pour se caler. Entrer et couper.
Pencher l’huître vers le couteau, l’eau s’évacue et débarrasse les coquilles qui auraient pu entrer.
Reproduction des coquillages
La fécondation des coquillages se passe en pleine mer. C’est souvent un stress de chaleur ou de tempête qui déclenche l’émission entre les huîtres mâle et femelle. Les larves possèdent un petit cil pour se déplacer et partent dans la mer pendant quinze jours, trois semaines, selon les conditions de nourriture et de météo. Elles constituent le zooplancton dont se nourrissent de nombreuses espèces marines. Après ce temps, elles descendent vers le fond pour chercher un support sur lequel se fixer, se métamorphoser et devenir une huître.
Pour enclencher un cycle d’élevage, il faut du naissain. Dès l'Antiquité, les hommes observent les cycles des coquillages et leur lieu de reproduction. En France, c’est en Vendée et en Charentes que les conditions de reproduction sont optimales et que les naissains sont captés. Au Cap Fréhel, la mer n’est normalement pas assez chaude pour permettre une bonne condition de reproduction.
Le captage de naissain en pleine mer est parallèle à celui produit en laboratoire, dans des écloseries, à partir de géniteur. Le naissain est ensuite vendu aux ostréiculteurs, lorsqu’il atteint une taille comprise entre quatre à huit millimètres.
Pascal montre une huître collée à la table
_ elle, elle est venue toute seule ! et elle a pris la forme du tube ! Sur les rochers elles épousent les reliefs. Si on la retire, elle peut survivre dans le sable ou coincée entre deux rochers. Mais elle est tributaire du courant. Elle n’a aucun moyen de se déplacer contrairement à la coquille Saint-Jacques, aux palourdes ou aux coques qui s’aident de leur langue.»
Les huîtres au stade marchande se sont déjà reproduites deux fois. Mais cette année, il n’y a pas eu de choc thermique. Pour Pascal, c’est heureux : «depuis 2022 elles se fixent sur les tables, sur les poches... c’est très compliqué de travailler.»
Pourquoi a-t-on de la dorade royale, pourquoi a-t-on du thon rouge ?... Il soupire et regarde l’horizon. On a une eau qui se réchauffe...
Les moules menacées, les entreprises mises à mal
Nous arrivons vers le bouchot. Les piquets sont peu garnis. Pascal explique qu’il devient de plus en plus compliquer de faire de la moule : «Depuis quatre ou cinq ans, il y a de plus en plus de prédateurs. Il y a eu la dorade royale qui est arrivée et qui a commencé à manger les moules. Et là, depuis trois ans ce sont les araignées de mer, qui sont en train de mettre à mal, mais vraiment très très mal les entreprises. Il y en a peut-être qui ne passeront pas l’hiver.» La difficultés est double pour ces générations qui ont acheté des parcs au maximum de leur valeur. «En l’espace de quatre ans, les parcs ne valent plus rien. La perte va jusqu’à 50% et certains ne récoltent pas grand chose. Le prix de la moule locale va monter et sera concurrencée par l’importation.»
Les mytiliculteurs essayent de s’adapter en installant des protections en plastique, avec tout le surcoût environnemental et financier que ça représente. «Mais les araignées aussi trouvent des stratégies. Elles montent les unes sur les autres, se détachent et se laissent porter par le courant pour s’accrocher au-dessus des protections.» Pascal poursuit : «pourquoi a-t-on de la dorade royale, pourquoi a-t-on du thon rouge ?...» Il soupire et regarde l’horizon. «On a une eau qui se réchauffe... On a des huîtres qui se captent de partout (qui se reproduisent), alors qu’on n'en avait pas il y a dix ans. Les conditions changent ! Il y a des bestioles qui vont profiter plus que les autres. Avant la dorade c'étaient les goélands. Là ce sont les araignées qui sont sur un cycle haut. Ça va peut-être décliner dans deux trois ans, mais pour le moment, c'est très pénalisant.»
La larve de moule se fixe en mars dans des cordes en coco. Elles sont fixées comme des cordes à linge sur des stockages avant d’être enroulées autour des pieux.
Pascal attrape dans sa main, presque machinalement : «Avant, on mettait une corde par pieu pour qu’elles puissent grossir tranquillement pendant deux ans. Mais là, on voit qu’au bout de quatre jours, il ne reste plus rien. Elles ont été mangées. Du coup, les gars en remettent, jusqu’à quatre ou cinq fois. L’année prochaine, les moules arriveront beaucoup plus tard. Ce travail de Pénélope est mentalement et financièrement extrêmement usant.»
La marée commence à revenir et le froid nous envahi. Nous amorçons la remontée vers les côtes.
Nous marchons depuis une dizaine de minutes, les parcs dans notre dos.
Pascal, qu’as-tu aimé dans ce métier ?
Il ouvre les bras et embrasse l’horizon. Tu as vu mon bureau ! Un luxe ! Il rit.
J’ai exercé mon métier par empirisme. Tu fais des essais tout le temps. Dans la mer, il n’y a rien d’écrit. Ce qui est valable maintenant, ne le sera peut-être plus dans six mois. Il y a les marchés du matin et la marée de l’après-midi. Et on a gardé une diversité de contacts. Je crois que c’est le vrai problème des agriculteurs actuellement. Ils sont campés dans leur champ et sont coupés du reste de la chaîne tant de gens s’en occupent pour eux !» Pascal évoque les nombreux intermédiaires, les schémas de la grande distribution, les conseiller en agronomie, les fournisseurs, les abattoirs...
Chez nous, c’est l’ostréiculteur qui organise sa filière. Tu as un salarié qui se charge d’aller chercher les clients pour l’export. Celui qui fait la marge, c’est celui qui vend le produit à la fin. Il faut que ce soit nous qui le fassions ! Chacun développe ce qui lui convient. C’est un autre métier, ça prend du temps, mais à la fin, tu sais ce qui te reste. Et c’est aussi ce que j’ai aimé dans le métier. L’indépendance totale.
matin de décembre 2016 - baie de la Fresnaye
Le saviez-vous ?
L’huître a commencé à être cultivée par les Chinois deux mille ans avant l’ère commune (J-C) mais nous la consommions déjà à la Préhistoire, naturellement cueillie sur les rochers.
La variété endémique du littoral français est l’huître plate ou Belon. Les Romains ont développé sa culture en Armorique au 4ᵉ siècle. Durant le haut Moyen Âge, l’élevage disparaît, mais la consommation se poursuit sur la base des anciens parcs et en cueillette sauvage. La commercialisation est relancée au cours du XIe siècle, les huîtres sont envoyées saumurées ou séchées au sel vers les villes, pour les populations aisées. Les coquilles sont utilisées déjà comme amendement pour l’agriculture et pour la fabrication de chaux. L’élevage est relancé au cours du XVIIe en France. Sous Napoléon, le succès est tel que les gisements sont en grand danger d’extinction. Des normes et des quotas sont mis en place, mais l’huître plate se fait de plus en plus rare. Elle vient à être remplacée par l’arrivée de l’huître portugaise. Cette espèce s’implante rapidement et devient invasive. En 1960, elle représente 80% de l’élevage. Mais une épidémie éradique l’espèce dans les années 1970. On fait venir du Japon l’huître creuse et la filière est relancée. L’huître plate est à 90% élevée dans la baie du Mont Saint-Michel, au large de Cancale. Elle est produite en pleine mer.
Par ailleurs, elle fait l’objet d’un très beau projet de restauration sur les côtes Bretonnes. L’huître plate filtre plusieurs centaines de litres d’eau par jour. Elle permet à la lumière du soleil de mieux pénétrer la mer et aux algues de stocker davantage de carbone. « Cette espèce est ingénieure, décrit Stéphane Pouvreau, biologiste à l’Ifremer, à Brest, spécialiste des bivalves. Elle s’agrège, et en s’agrégeant, elle crée une forme de support dur, un habitat de forme récifal. C’est très favorable à plein d’autres espèces. » Crabes, galathées, seiches, éponges, pétoncles, ormeaux… une oasis de biodiversité comparable à certains égards aux récifs coralliens.» Pour en découvrir plus sur ce projet, je vous invite à lire l’article de Reporterre