Milieu agricole : après l'orage, la récolte ?

Actualité

Publié le 02 avril 2024

Laetitia Chalandon

brouette vide sous un arbre d'hiver. Noir et blanc

Une agriculture durable

Janvier 2024, la colère du monde agricole éclate enfin, comme un orage après une très longue période de sécheresse.

Nous avons pris conscience d’une réalité mortifère. Mais les agriculteurs rentreront chez eux pour retrouver leurs difficultés, tandis que les mangeurs s’interrogent à leur tour. Que puis-je consommer ?

L’entrelacs d’intérêts contraires est tel que la soif de justice et d’équité ne peut être étanchée en quelques semaines. Si les besoins ont été exprimés, les leviers d’action sont sujets au débat. Et celui-ci est régi par des rapports de force très inégaux. Pourtant, il doit avoir lieu. Nous devons comprendre les enjeux pour choisir un modèle alimentaire durable, sain, accessible et équitable.

Le 2 février, à 6h du matin. Je fais le chemin inverse. Partir de la ville, rejoindre la terre, rejoindre l’action. Destination : Saint Antoine de l’Abbaye, en Isère. Traverser la laideur en ligne droite des plaines industrialisées et normalisées. Retrouver les odeurs de forêt, les routes sinueuses, la promesse des rayons de soleil dans les arbres nus.

Cet article sera le troisième d’une série sur l’agriculture et les propositions faites sur le terrain pour relier une bifurcation à nos modèles actuels. Pour sortir des impasses, il nous faut des références.

Pour les comprendre, je vous encourage vivement à lire Silence dans les champs de Nicolas Legendre, ainsi que Des orties et des Hommes de Paola Pigani.

À travers ses deux ouvrages, l’un recueil de témoignages, l’autre roman, tous deux écrits par des enfants des champs, il est facile de comprendre cette situation complexe. Une histoire tragique, faite d’emprisonnement dans des systèmes délétères qui conduisent aujourd’hui nos sociétés à s’empoisonner avec ce qu’elles produisent.

L’agro-industrie telle qu’elle est construite aujourd’hui est responsable à 35% du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité. Nous dépensons, au niveau mondial, 10% du PIB planétaire à réparer les dégâts sanitaire causés par l’industrie agroalimentaire.

On oppose souvent le mot durable à la réalité : "on ne pourra pas nourrir tout le monde avec une agriculture durable..." Mais, si le reste n'est pas durable, cela veut dire qu'à un moment donné, il n'y a plus rien. Comment se nourrir de rien ? Comment accepter quelques os à ronger quand on peut viser le bien-vivre à long terme ?

Dialoguer pour nourrir les visions

La complexité de la situation réside dans la difficulté d’une sortie à grande échelle. Car les infrastructures d’approvisionnement, de marchés, de production, servent la vision des acteurs les plus puissants de la filière. Traduction : tout changement impliqueraient de grandes conséquences sur les emplois et le marché international. Quand Marc Fesneau, ministre de l’Agriculture, au micro de Jennifer Gallé et Loup Espargilière de Vert le Média le 24 février 2024, défini la souveraineté alimentaire en ces termes : « C’est la capacité à pourvoir aux besoins alimentaires qui sont les nôtres et à nos besoins géopolitiques. C’est ça, la souveraineté. Et ce n’est pas l’autarcie, c’est accepter la part d’interdépendance. Il s’agit donc d’une stratégie nationale, européenne et internationale. Ce n’est pas qu’une vocation exportatrice. Il m’importe aussi de savoir, par exemple, qui nourrit l’Afrique. Je préfère que ce soit nous que monsieur Poutine. Vraiment. » Je ne peux m’empêcher d’y voir l’imbrication de notre héritage colonialiste. Et aujourd’hui, se décrocher de ces modèles signifierait de nous mettre en danger sur la scène internationale ? N’y a-t-il aucune autre voie possible ? Ce sujet me passionne, il ouvre des questions pointues, centrales. Il raconte notre capacité à nous positionner collectivement, à réfléchir nos interactions. Cette phrase de Marc Fesneau me fait l’effet d’une vision portée sur les peurs, justifiant l’inaction. C’est en prenant toutes les menaces au sérieux et en considération, que nous pourrons trouver des solutions.

On ne le répétera jamais assez : dans dix ans, 50% des agriculteurs partiront à la retraite. Il y aura des fermes à racheter. Une très belle opportunité et qui doit être anticipée maintenant et collectivement. Car le risque, c’est l’appropriation des terres par de grands groupes privés. Pourquoi est-ce un problème ? Parce que c’est cette même industrie qui cause les inégalités, les injustices et l’effondrement du vivant et qui ira au plus offrant. Si elle devient propriétaire terrienne, il n’y aura plus de retour en arrière possible. L’agriculture doit rester libre, diversifiée et bifurquer vers des modèles durables. S’il n’y a que le rendement et le profit en objectif, non seulement nous ne profiterons pas des bénéfices, mais en plus, nous nous retrouverons prisonniers de ces modèles. Et nous continuerons à en payer le prix collectivement, sur notre santé, sur notre pouvoir d’achat, sur nos écosystèmes.

Nous pouvons faire le choix d’une filière diversifiée, autonome, riche de savoir faire, profitable à l’économie locale, à la biodiversité et aux mangeurs. Et nous pouvons même aller un peu plus loin en proposant des modèles offrant aux agriculteurs et agricultrices, une possibilité de passage. Ce métier est un engagement total. Le conduire tout au long de sa vie, malgré son caractère passionnant, chevillé au corps, c’est aussi le payer avec sa santé. Être des paysans de passage, signifierait la prévoyance d’une sortie après quinze ou vingt années d’exercices.

On ne peut pas faire comme s’il ne se passait rien. On va perdre dix ans alors qu’il nous faut gagner du temps si on veut une alimentation durable. On doit amener du dialogue avec d’autres dans ces espaces et toucher plus de monde. Car finalement, la lutte première, ce sont des revenus dignes et des sols propres.

Joaquim Ferrand, La ferme de Chalonne

2ᵉ Édition des Rencontres InterCollectif Agricoles

Et c’est bien ce qui m’attire vers les Rencontres InterCollectifs Agricoles qui se tiennent durant ces trois journées de février 2024

Initiées par l’association La Jardinière* et la SCIC Fermes Partagées**, une première édition inédite, avait eu lieu en février 2023 à proximité de la ferme de Chalonne, une coopérative de paysans boulangers, localisée dans le Nord Isère. Cette année, elles ont eu lieu non loin de la ferme collective*** et coopérative de la Clef des Sables, qui vit ses premières années et qui est en plein développement.

*** Fermes collectives

la reprise de fermes en collectif est une voie de plus en plus empruntée pour s’installer en agriculture. Les installations en collectif permettent de mutualiser les risques et les moyens tout en développant des fermes diversifiées et donc, favorisant la biodiversité. Elles nous amènent à repenser le rôle de nos fermes sur nos territoires pour faire face aux enjeux du changement climatique et de la résilience alimentaire de nos territoires. Et pour finir, elles nous requestionnent sur le lien entre l’agriculture et la société civile et la création d’un lien de confiance solide et durable à travers la notion de propriété collective. cf Fermes Partagées

À la Clef des Sables, Nicolas, Paloma, Lucas, Céline, Fanny, Rémi et Mathieu s’associent pour produire en agroécologie fruits, légumes, noix, plantes aromatiques et médicinales ou encore céréales, farines, pains, huiles... et bientôt du lait et du fromage, destinés à être commercialisés en circuits courts et auprès de magasins partenaires de la région.

L’intention première des Rencontres Intercollectifs Agricoles est de permettre et d’encourager l’échange de pratiques entre fermes collectives, qu’elles soient existantes ou en installation. Plus largement, et dans un deuxième temps, elles visent à soutenir la pérennisation et le développement des fermes collectives et coopératives : des formats de fermes qui apportent des réponses aux enjeux agricoles de notre temps et défendent une agriculture au bénéfice des humains (travailleurs, paysan.ne.s, consommateurs, territoires...) et de l’environnement.

Cette année, cent trente participants, soit trente fermes, se sont penchés sur un programme riche et foisonnant, prenant en considération un grand nombre de paramètres pour gagner en compétences et en réseau.

Pour Joaquim Ferrand de la ferme de Chalonne, co-initiatrice de ces rencontres, c’est déjà un succès : on mesure le chemin parcouru en un an ! Le réseau s’est structuré et nous attirons de plus en plus d’acteurs. Cela montre bien les besoins existants dans les fermes.

Il est 10h, les participants sont arrivés. Ce sont des paysans et paysannes, des étudiants en reconversion professionnelle, des animateurs de réseau, des accompagnateurs, des agronomes... Des fermes établies depuis 1980 et qui font figure de modèles efficients. La frise remonte les années 2010 puis 2020 et enfin, les porteurs de projets.

Et une grande question se pose déjà : comment s’organiser pour rejoindre le barrage de Saint-Quentin Fallavier ?

Je rappelle que nous sommes le 2 février, et pour l’heure, les péages sont encore bloqués. Malgré un programme chargé, l’idée est lancée de le poursuivre en déporté, sur le bitume et les barrières de péage, plutôt que dans ce cadre magnifique qu’offrent les bâtiments et les jardins de l’Arche de Saint-Antoine, datant du Moyen Âge.

Il y règne un mélange d’élan fédérateur et d’espoir avec une infinie tristesse.

sur un rond point, un faux panneau de circulation portant la mention "La souveraineté alimentaire : suivre l'agriculture paysanne"

vestige des mobilisations, pris en photo sur la route de Lyon en direction de Saint Antoine de l’Abbaye, en Isère, 2 février 2024

Les annonces du Gouvernement Attal, ne cessent de creuser le fossé entre agriculture et environnement. L’intérêt de se rendre sur place, serait de partager les ateliers de débat avec d’autres agriculteurs et de faire des liens. Il y a un immense besoin de se parler, d’échanger sur les pratiques et de croiser les regards. De montrer que les modèles collectifs sont efficaces pour répondre à la crise agricole sans avoir à sacrifier l’environnement. Ouvrir les horizons. Car les personnes présentes ici ne sont pas dupes. Les gagnants seront les grands céréaliers et les industriels. En aucun cas les petites fermes, les petites structures. « On ne peut pas faire comme s’il ne se passait rien. On va perdre dix ans alors qu’il nous faut gagner du temps si on veut une alimentation durable. On doit amener du dialogue avec d’autres dans ces espaces et toucher plus de monde. Car finalement, la lutte première, ce sont des revenus dignes et des sols propres. »

Pour que chacun puisse s’y retrouver, deux propositions sont faites. Une tenue du Grand Débat sur place et une autre au barrage, puis, une restitution tous ensemble. Car les contraintes et les positionnements des uns et des autres ne sont pas les mêmes.

L’Histoire ne leur aura pas donné cette opportunité. Le lendemain, les barrages étaient levés.

En revanche, les craintes, elles, sont bien fondées. Les engagements pris par le gouvernement sont un massacre pour le bien commun et favorisent, une fois encore, un système de sur-consommation. Reporterre en dresse une carte dans son article du 1ᵉʳ mars 2024 « Agriculture : fausse simplification, vrais reculs environnementaux »

Je remarque dans les échanges, la volonté de faire vivre la culture du collectif : arriver au consensus, prendre des décisions en considérant les différences. Et cela s’applique à plusieurs niveaux. Il y a les contenus, mais il y a aussi tous les supports mis en place pour que chacun puisse trouver sa place et s’exprimer. Plus de vingt-cinq ateliers sont prévus durant ces trois jours, avec des formes d’animations interactives variées : théâtre forum, visites, brainstorming, rencontres, débats...

De nombreuses compétences internes au réseau, mais aussi des partenaires ont été sollicités pour venir en appuis à des problématiques du quotidien : finances, modèles économiques, gestion du collectif et gestion tout court, l’accès au foncier, la place des femmes dans l’agriculture, les enjeux climatiques et l’adaptation technique, la formation...

Un programme s’étalant sur trois jours et qui fait un tour complet de la complexité des métiers et des besoins des fermes. Briser la solitude, gagner en compétences, en connaissance et en lien.

S’ajoutent aux ateliers tous les temps d’échanges informels, ainsi qu’une batterie de supports mis à disposition : bibliothèque, wiki interne, cartographie du réseau, historiques des rencontres, travaux de recherche, lien avec les média et recueil de témoignages.

Et puis, la pratique est observée. Une comptabilisation du temps de parole est effectuée : qui s’exprime le plus (homme / femme / non genré), de quelle place, qui coupe la parole ou se l’a fait prendre... Des outils qui seront ensuite transmis pour être analysés, et qui permettront, le cas échéant, de s’ajuster, de revoir les pratiques pour que l’esprit démocratique soit consolidé.

on mesure le chemin parcouru en un an ! Le réseau s’est structuré et nous attirons de plus en plus d’acteurs. Cela montre bien les besoins existants dans les fermes

Joaquim Ferrand de la ferme de Chalonne

Les rencontres ne s’arrêteront pas à ces trois jours. Comme en 2023, les échanges se poursuivent au fil de l’eau, dans différentes commissions et par une mise en commun numérique. Préparer 2025, un nouveau défi. Jusqu’à présent, ces rencontres ont pu se tenir grâce au soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso. Elles ont permis la création d'un équivalent temps plein. Mais la suite reste à écrire financièrement. Car si les besoins sont évidents et si les solutions sont efficaces, le nerf de la guerre reste toujours les moyens.

Pendant que certains, tentent de construire un monde viable pour les générations futures, nous pouvons, en tant que mangeurs, nous faire les relais de ces initiatives et apporter notre soutien à la hauteur de nos moyens. Diffusion, consommation, engagement citoyen et bien évidement faire valoir notre droit de vote. Repérer les discours se souciant d'allier le plus de paramètres possibles, dans une vision d'intérêt collectif. Car si les collectivités soutiennent de plus en plus les fermes collectives, elles sont, elles aussi, freinées par une législation en retard sur son temps. Les solutions sont présentes et doivent êtres mises à portée.

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* La Jardinière est une association qui existe depuis 10 ans. Elle promeut une économie plus sociale et solidaire dans le domaine de l’alimentation, du champ à l’assiette. Son rôle est de faire du réseau, d’expérimenter et d’encourager la coopération entre acteurs. C’est pourquoi elle coordonne aujourd’hui un réseau de fermes collectives : un modèle encore peu connu bien que porteur de pistes intéressantes pour la transition agroécologique en termes de méthodes de production alimentaire, d’organisation du travail sur les fermes et pour le renouvellement des générations agricoles.

** Les Fermes Partagées est une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) créée par des collectifs de paysans et de paysannes et part des hommes et des femmes souhaitant transformer le statut d’agriculteur. Sa mission est d’accueillir, de former, d’accompagner et de soutenir une nouvelle manière de structurer et sécuriser l’activité agricole.

Pour en savoir plus, je vous invite à lire nos articles dédiés :