La cueillette - souvenir n°1
Publié le 08 mai 2022
Massif des bauges. 800m d’altitude.
Juillet 1997. J’ai onze ans.
La saison des petits fruits a débuté alors que nous étions encore en classe.
6h30. Le contact au végétal devient ma principale occupation. Enfin !
Avec cette fierté sérieuse de l’enfance qui va faire un travail d’adulte, je revêts une tenue permettant de ne pas avoir trop chaud tout en me protégeant du soleil. Il fera 27°C à midi et c’est déjà une canicule pour moi !
Les mains dans les branches aux fines épines, j’attrape les framboises avec le pousse et l’index. Délicate chaleur ronde et rose sous mes doigts, je dois sentir si le fruit est prêt. Touché rose aux reflets verts. Intuitivement je relâche la pression et attrape un autre fruit. Parfois mon reflex est trop lent et il est trop tard. La framboise, trop dure, roule dans ma paume. Deux jours de maturité de moins, c’est la culpabilité d’une confiture sans saveur. Mon seau se remplit lentement, et il reste tant d’allées ! Je remplis ma main avant de l’ouvrir délicatement à mes pieds, au plus près de mon seau blanc. Mille pieds de framboisiers qu’entretient ma mère pour la confection de confiture bio. Je le remplirai trois ou quatre fois.
Dans le prolongement de la forêt, le champ de framboisiers, de cassissiers et de groseilliers s’ouvre sur une pente de prairies entourées par l’un des nombreux affluents du Chéran et fermé par un bois noir. Ce matin, j’ai vu un cerf passer près de cette lisière, 400m plus bas, là où les arbres deviennent sombres et les prés regorgent d’eau. Dans ce paysage à 360°C, de montagnes, de sapins, de petites routes et de villages préservés, je me sens en sécurité et je me fais la promesse de ne jamais quitter ce sentiment.
Avec ma sœur, nous nous autorisons trois framboises en fin de rang. Si l’on se jette dessus dès l’arrivée, la tentation prend le pas sur l’intérêt de la cueillette. Même si on ne se surveille pas directement, on joue les gardes fous l’une pour l’autre.
Sous mon bob blanc ridicule, je sens la chaleur monter du sol. De la brume matinale et de la rosée il ne reste qu’une herbe grasse et mes pieds presque secs.
Trois seaux. Je commence à fatiguer. Ma mère ne nous force pas à être là. Nous aimons l’accompagner. Je la cherche, son rythme expert la place toujours un peu plus loin qu’imaginé.
Je sais qu’à la fin de mon rang, le signal du départ sera prononcé. Je m’applique à vérifier aux pieds les oublis trop fréquents. Ma mère en retrouve toujours alors que je suis persuadée du contraire. Gestes maîtrisés, elle sait où chercher, avec efficacité et rapidité.
Une punaise passe.
14h. Odeur chaude et collante s’échappant de l’atelier de fabrication. Il fait 30°C dehors, ma mère s’engouffre pour trois heures de vapeur sucrée, de bocaux de verre, de chaudron de cuivre et de brûleurs en fonte.
J’ai expérimenté mes premières sensations gustatives durant ces étés. Je les ai affinées au gré de ma vie et de mes rencontres professionnelles. Mais ce n’est pas seulement les produits qui m’ont profondément marqué.
J’ai eu l’occasion de confronter avec les Chefs et les clients que j’ai côtoyés, le sentiment populaire de la Madeleine de Proust. Les odeurs et les sensations procurées par notre environnement s’associent aux impressions du mets et le façonnent. Nous enregistrons une foule de données sensorielles selon l’expérience vécue et celles-ci vont venir sublimer ou polluer la dégustation.
Lorsque c’est une première ou une habitude (comme le velouté aux poireaux de mamie) elle va servir de marqueur pour toutes les prochaines. Ce qui est alors important, c’est de comprendre ce que nous a laissé cette première sensation pour la décoller de la nouvelle expérience et ainsi en profiter avec plus de finesse. Ou au contraire, d’avoir parfois ce sentiment intense d’une remontée dans le temps avec une seule bouchée. Le cerveau reconnaît la saveur et convoque à sa suite, les souvenirs qui y sont associés. Émotions, odeurs, contexte, personne. Tout cela arrive en même temps, de manière confuse et désordonnée. Pour moi, savoir déguster un plat, c’est être à l’écoute de cette bibliothèque unique à chacun, d’apprendre à la connaître et à la convoquer.
Du moment que l’on aime manger, il m’apparaît désuet de chercher à expliquer le plat techniquement. Je suis bien plus intéressée par les sensations qu’il procure et les livres inaltérables qui en découlent. Et c’est pourquoi dans mes métiers, je suis attachée à transmettre l’éducation aux goûts de cette façon-là.
Les groseilles à maquereau me ravissaient pour leur forme de dirigeable et pour leur façon d’exploser en bouche. Râpant la langue de leur épais duvet, leur acidité nappe tout le palais. Mais je ne les ai jamais autant appréciées que dans la plantation, entourée de graminées chargées de chaleur et d’insectes, surprise par la brûlure des petites orties vives et cachées.
J’admirais ma mère pour sa confiture de fleur de pissenlit parce qu’on pouvait la confondre avec du miel. Savoir qu’à la mi-mai les champs deviendront jaunes, puis de nouveau blancs sous un soleil bleu franc constituait une dose d’optimisme. Les fleurs naissent après la pluie interminable de la fin de l’hiver.
La confiture de cassis était de loin ma préférée pour ses reflets de diamant noir et son goût rafraîchissement herbacé. Bien plus intéressante que le fruit brut à la peau épaisse et rêche. Son caractère puissant était clairement déterminé par la fastueuse et ingrate cueillette. Sa texture sublimée par la facilité avec laquelle on peut le transformer grâce à sa haute teneur en pectine.
Je la suivais parfois en plein hiver, chercher les fruits de l’églantier. Le cynorhodon, autrement connu comme le poil à gratter arrive à maturité au cœur du gel et de la neige, à plus de mille mètres d’altitude. Dans l’air glacé, et les bosquets d’épines, après une petite marche dans une dense poudreuse nous arrachions à mains nues quelques précieux kilos. Et j’aimais ça !
J’ai mis quelque temps à maîtriser la pression nécessaire pour absorber la pulpe sans en extraire les graines extrêmement irritantes.
Rouge vif, presque bordeaux. Une texture épaisse et pâteuse pour un fruit lisse et luisant au goût incroyablement doux et sucré. Très chargé en vitamine C, j’en suçais un ou deux pour me donner l’illusion d’un nectar d’immortalité que seules, nous pouvions obtenir !
Je pouvais naviguer entre ces temps de cueillette et de cuisine, comprendre, apprendre, observer, déguster.
Et donner envie plus tard sur les stands de Noël, au salon Primevère de Lyon, à la boutique... Je n’aimais pas le coulis de sureau noir pour son aspect douceâtre mais je pouvais parfaitement le vendre. Ça amusait les gens de me voir si sérieuse et si passionnée. Les confitures de ma mère étaient les meilleures, les mieux pensées !
Je l’admirais dans son labeur, à souffler sur les braises d’ADN que sa grand-mère cultivatrice lui avait transmis. Elle les entretenait, mais à son image, avec ce projet de confiture qu’elle portait. Elle était rarement seule pour la cueillette et pour la vente. Mais pour la transformation, dans ce petit local réalisé maison elle exerçait, solitaire, son héritage. Si j’ai attaché mes rêves dans les paysages Baujus, ma mère récupérait les siens, avec toute l’attitude consciencieuse d’une petite fille, ressuscitant à sa manière, les seuls beaux souvenirs de son enfance.