Le jus de pomme - souvenir n°3

Brèves d'enfance

Publié le 29 mai 2022

trois pommes sur une branche

Pour se faire de l’argent de poche, on allait parfois aider au ramassage des pommes. Ce n’est franchement pas ce que je préférais dans les activités de mes parents parce qu’il fallait se baisser, subir la lourdeur critique de certains adultes et surtout, trop de présence de plastique dans un environnement où j’aimais être seule et sans rappel du monde humain.

 

Quand je finissais l’école, mon premier reflex était de bazarder mon cartable sur l’escalier en pierre de la maison, d’attraper mon VTT devant la cave et de me sauver à travers champs. Dans la vitesse cahotante des chemins de terre, plus rien ne pouvait m’atteindre.
Ni les contraintes idiotes, ni l’obligation de se conformer à un modèle d’intelligence voulu par l’éducation nationale.
Je pouvais me sentir en droit d’exister sans avoir besoin de m’adapter à un monde que je comprenais mal et que je n’estimais pas.

 

Je pouvais me fondre dans ce décor paysan, de champs et de forets, de reliefs et d’eau. Je me grisais de l’allure vive et je cherchais les odeurs des herbes, comme la présence de vieilles amies réconfortantes. Complexes, multiples et changeantes selon les saisons et le temps. Le printemps regorgeait d’humidité terreuse. Une boue saine, riche de graines, d’argile et d’eau de pluie. Les primevères étaient les premières fleurs que je pouvais manger, les coucous et les gueules de loup formaient nos premiers bouquets. Les géraniums odorants (petites fleurs roses dans une touffe de feuilles très parfumées) parsemaient les chemins boisés d’un esprit de conte. La fraîcheur vert pomme des arbres en bourgeons, l’amertume poussiéreuse des lichens et de la mousse résistants de l’hiver sur les vieux chênes, le chant des merles, des coucous et des rouges-gorges appuyaient mes sensations. J’en ai brusquement pris conscience en écoutant un livre sonore sur les chants d’oiseau avec ma fille de vingt mois. Celui de la mésange me ramena brusquement dans cette enfance secrète et précieuse.

Et à l’automne donc, dans mes escapades solitaires j’allais chercher des pommes à même les arbres pour en faire mon goûter. Je n’ai jamais su de quelle vieille variété il s’agissait. De petits arbres sur un terrain pentu, protégés de hauts bosquets de frênes et de ruines oubliées, encerclés plus bas d’un ruisseau aux abords spongieux.
De petites pommes aux reflets orangés, tirant sur le rose et finissant dans un vert franc. Leur parfum de celui qui rosit les joues, ouvrant une dégustation citronnée aux couleurs dorées de l’automne. Frais comme le premier froid de la neige, parfumé comme un bonbon de rose, pomme croquante et juteuse. Nourrissante. Joyeuse.
Et je m’allongeais là, au pied de ces pommiers, dans une herbe rase encore chaude de l’été.

Mais le ramassage de pomme sentait les bâches plastiques bleues et vertes aux bords en lambeau, les caisses moches en plastique bordeaux et les pommes sucrées. L’ambiance était à la récolte, impatiente, comblée mais laborieuse. Bref, sans assurance de rétribution, je n’y serais pas allée.

En revanche, la fabrication du jus de pomme, ça s’était un événement excitant !
D’abord, parce que ça ne se passait pas à la maison mais au village. On ne prenait pas le car en sortant de l’école mais on allait directement à pied, rejoindre les adultes. L’action en cours, les pommes déjà broyées. La fermeté de leur peau était déchiquetée par un cylindre à dents carrées. Les pommes s’oxydaient rapidement et il ne fallait pas attendre pour les mettre au pressoir.
Dans la cave de terre battue, il trônait et il fallait en prendre le plus grand soin. Je me souviens des couches de pailles, de morceaux de pommes, puis des plaques de bois.
Et son mouvement. Le cliquetis d’acier, l’odeur du métal sur les mains. Et la presse que l’on active à deux.

Pressoir - nov 1996

Travail physique induit par une vieille et lente mécanique. La grande bassine blanche à son pied, et l’arrivée filtrée par un tissu de lin blanc ou un tamis. Tout de suite, une explosion de sucre de fructose et le premier jus frais à l’odeur âpre et au doux goût de foin.

Nous ne faisions qu’observer la mise en bouteille au stérilisateur mais nous aidions à poser les capsules. Je me souviens des bouteilles encore bouillantes, du levier d’action de fermeture et de la force qu’il fallait employer pour qu’elles soient bien étanches.
Elles étaient stockées dans notre cave vieille de cent cinquante ans. Même en actionnant l’interrupteur, il y régnait une obscurité humide de poussière froide, de celle des ampoules trop faibles et des étagères bancales encombrées. Un hérisson avait un temps élu domicile dans un carton oublié derrière la porte trop lourde et trop épaisse qui fermait mal.

Quinze ans plus tard, juste avant la vente de la maison, on retrouva dans la cave quelques trésors oubliés. Une bombonne en terre contenant l’eau de vie de framboise. Elle était tout un symbole et n’avait pas de prix. Car je connaissais celui de l’histoire triste qui va avec. Je vous la raconterai à l’automne.
Et puis, trois caisses en bois à compartiments remplis de petites bouteilles de jus de pomme de 25cl. A part quelques unes qui avaient tourné en cidre (pas mauvais pour autant) le jus était intact. Une attaque en acidité et apprêté, suivie d’une explosion de jus frais et légèrement ensoleillé. Tous les efforts était là. Toute l’euphorie et l’engagement de mes parents à la construction de modèles qui leur ressemblaient, rassemblés pour un instant dans quelques verres. A leur habitude de partage et de célébration on trinquât. A la mienne j’en emportais pour les faire déguster à mon tour au monde extérieur, à celui dans lequel j’essayais de créer des ponts entre mon enfance improbable et cette réalité qui a besoin de rêves et de repères insolites.

Pourquoi la pomme fait-elle tomber en enfance ? Qu’est ce que cette odeur de vie ? Que renvoie-t-elle de réconfort, de sécurité de gourmandise et d’indépendance ?
J’ai l’image du temps qui passe d’une manière rassurante. L’évolution, le changement oui mais dans le cours des choses admises. Les saisons sont connues, les changements permanents mais rassurants.
Une pomme, promesse d’un monde qui tient.

Le jour où cette connaissance du temps disparaîtra ou sera modifiée sera un temps de grand bouleversement intérieur pour ceux qui s’y raccrochent. Comme la perte d’un trésor. Et c’est pourquoi nous sommes si émus lorsqu’un goût de l’enfance que l’on croyait éteint resurgit. C’est une note d’espoir incroyablement forte.