Fromages d'Alpage - souvenir N°5

Brèves d'enfance

Publié le 21 février 2023

Lac d'annecy depuis la Montagne du Charbon. Jeune fille câlinant un âne blanc

Il fait chaud en ce mois de juillet 1994 et cette fois-ci, nous passons devant Bornette sans nous y arrêter (voir épisode 4). Jean-Luc trace la route à travers une tourbière. Aujourd’hui pas de boue. Pas de récolte de glaise pour des masques improvisés, pas d’effet ventouse sous nos chaussures donc pas de chaussette à l’air. Dommage.

Aujourd’hui, il fait beau et nous avançons vite. Plus tard, nous serons terrorisées à l’idée de traverser cette zone car un taureau y régnera en maître. Plus redoutable que notre peur du loup, le taureau est bien réel et se moque de savoir si nous sommes des enfants. Il embroche tous les bipèdes sur une centaine de mètres à la ronde.
Mais cela fait partie d’un futur a plus deux ou trois années et pour le moment, nous traversons une forêt de sapins et d’épicéas qui nous embaument. Nous ne savons pas où nous allons, Jean-Luc ne nous dit rien. Ou alors je n’ai pas écouté. Et là, tout de suite je suis curieuse ! Mais il faut se concentrer pour avancer dans les grands pas de notre beau-père. Je lance un "on va où ?!" qui se perd dans la dynamique de celui qui nous devance toujours de quelques mètres.


Au sortir de la forêt, le chemin s’élargit, défoncé par les passages successifs d’immenses roues de tracteurs. Un vieux 4x4 branlant nous passe devant dans un fracas métallique, d’essence et de caoutchouc. Une pulsion de destruction me traverse. Je veux anéantir cet engin que je perçois comme une intrusion inacceptable. J'ai mal pour les petits végétaux, le paysage, l'air autour de nous. J'ai huit ans et j’accorde plus d'importance à la nature qu'aux êtres humains. Ici, c'est pour moi un sanctuaire.
Et puis je vois un jeune homme en sortir, accompagné d’un chien de berger joueur. Son sourire est tellement communicatif, que je ne comprends pas. Encore moins la poignée de main chaleureuse qui l’unie à Jean-Luc.
Il y a une sensibilité commune. Je ne sais pas encore laquelle. Un élan du corps vers l’avant, une collaboration sincère. Fabien se tourne vers nous, souri. Je vois sa peau bronzée et ses dents blanches. Je vois sa bonté, sa solitude, sa timidité cachée derrière des blagues. Je ne sais pas si je peux lui faire confiance mais je sais qu'il ne nous fera pas de mal. Il voit que son chien nous fait peur et le rappelle instantanément. Ça a duré quelques secondes.

Quelques secondes durant lesquelles je fixais une sensation, une intuition sur chaque personne qui allaient graviter ou s'intégrer à Oxalis*. Ma sœur faisait la même chose. Quand on confrontait nos conclusions, nous tombions systématiquement d'accord et l'avenir nous donnait raison. Ma mère nous avait surnommé les baromètres. Ça peut paraître très prétentieux mais en réalité, les enfants possèdent cette faculté d'analyse. Il y va d'un instinct de survie qui disparaît au fur et à mesure que le contrat social s'installe, j'imagine. Cependant, pour ma part, il est resté. Peut-être parce que justement, nos exemples étaient anti-conformistes.

Avec le temps, et en observant Fabien, je vois bien qu’il a une connaissance profonde et un sentiment d’appartenance aux alpages plus ancien que le mien.
Il me semble lui devoir du respect pour cela. Il ne sait pas que moi, j’admire ce qu’il fait et ce qu’il sait. Malgré la présence des moteurs. Malgré l'absence totale d'esthétisme autour de leur alpage. Malgré les monticules de matériaux en tout genre, de pièces détachées d'outils agricoles, de tôles, de moellons, de fils de fer, et de bouteilles de gaz. Le chalet fut équipé en panneaux solaires mais la fabrication du fromage nécessitait un approvisionnement en gaz. Et à 1300 m d'altitude, il n'y a que les bonbonnes, montées et redescendues en tracteur qui puissent y satisfaire. Dans le regard de Fabien, je distinguais les clôtures que les obligations de la ferme et du clan serraient autour de lui. Et puis il y avait autre chose. Une envie d'évasion, de différenciation peut-être, ou alors simplement de la sensibilité. Il la cachait en mêlant réalité et mensonge avec humour et avec talent. Sa mère devenait une horrible sorcière, les chèvres savaient compter et le loup vivait dans le séchoir. Être paysan, c'est savoir prendre des décisions radicales sur le vivant pour répondre à des enjeux de survie. Les sentiments ne doivent pas interférer. Alors ils s'échappent comme ils peuvent, trouvent des refuges. Je voyais tout ça danser dans le choix de ses mots.

Son grand-père me faisait peur. Vissé à sa chaise, la peau figée, le chandail à carreaux, la casquette en laine et le mégot comme prolongement de ses doigts. Vieil homme proche de la mort, il ne bougeait presque pas. Je craignais que soudain il ne se ressaisisse et m’interpelle. Il faisait partie de cette petite maison de béton et de bois dans laquelle s’engouffrait le vent, et avec lui, les clochettes du troupeau, l’amertume des gentianes, le crottin frais et le lait caillé. Le refuge, c'était une entité vivante, aux multiples composants. Une ferme d'été, de mai à novembre avec ses cochons, volailles et lapins. Avec toute la famille, rôles définis. Les premières neiges forçaient le retour au village mais Fabien évoquait souvent l'envie d'y rester toute l'année.

Fabien descendait tous les deux, trois jours «en bas» pour vendre ses fromages, rapporter des vivres et du matériel. Il ne pouvait pas le faire à pied dans un esprit de romantisme à la Heidi, même si ça lui arrivait parfois. Si le temps ne lui permettait pas de monter avec un véhicule ou si ce dernier était en rade. Et il le faisait dans la journée car le soir et le matin, il devait traire ses chèvres qui parcouraient en toute liberté les alpages de la montagne du Charbon. La journée, en plus du soin aux animaux, il fallait aussi accueillir les randonneurs, les nourrir, les loger.
Je me souviens avoir ressenti de la tristesse pour lui. La fréquence des allers et retours sur une durée de six mois était trop élevée pour moi. Je ressentais le temps de la montagne en dehors du temps des humains. Il est protecteur et ses contraintes sont dictées par l’environnement. Il peut donner un sentiment d’impuissance mais jamais celui de l’exclusion ou de la culpabilité. Les injonctions sociales sont très différentes et elles me convenaient mieux en haut qu’en bas. Et puis, pour moi, la montagne était un espace d'évasion. Pas de travail.

Un jour, on nous a permis de monter avec lui. On avait surement dû forcer pour obtenir cette transgression ! Je veux dire, être autorisées à ne pas marcher, à aller vers la "facilité" sans excuse. En vrai, on fût secouées comme des cailloux dans une maraca. Avec ma sœur, on a cru mourir ce jour-là !

Quand on est près des alpages, l’air est rempli du chant des cloches des troupeaux. Fabien, et sa famille avant lui, connaît chacun des carillons et en distingue la porteuse. «Tiens, Juliette» s’éloigne aujourd’hui, elle veut emmener la vieille (la doyenne et cheffe du cheptel) ailleurs», ou «ah c’est bizarre, elles sont bien loin ce soir !» et c’est en même temps qu’on entendait du fond de la cuisine  «_ Fabieeeeeeeeeen, va donc voir ce qu’elles fabriquent !»

Dans l’étable, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours vu la lumière comme la chaleur d’une bougie. Un jaune orangé qui réchauffe et qui fausse certainement mon souvenir en me remémorant un lieu où il fait bon. La présence des chèvres au repos dans leurs box de foin, la vapeur s'échappant de leur corps, de leurs naseaux. Leur regard semblable à celui des poissons.
Fabien trayait-il ses chèvres à la main ou à l’aide d’une machine ? La traite à la main, je l’avais découverte chez Y., un autre chevrier des Taissonières. Un tout petit hameau perdu dans une clairière, juste en dessous du champ de framboisier (voir brève d’enfance - La cueillette). Il nous avait initié à son artisanat. Mais il était dur, taciturne et secret. Il avait de la douceur pour son métier. Pas pour les humains. Je me souviens d’un geste délicat et ferme. Il fallait appuyer fort pour que le lait sorte et en même temps avec précision pour ne pas blesser les chèvres. On assista à la naissance des cabris. C’est moche et beau à la fois. J’avais mal pour la chèvre, de voir les sabots sortir en premier et pour le petit, quand son corps flasque et sanguinolent tombe dans un bruit mat. Mais j’ai vu aussi avec quelle tendresse elle entreprenait de le lécher pour le débarrasser du placenta et le réchauffer. Des jours plus tard, on leur donnait le biberon. Ça partait dans tous les sens et il fallait s’y coller fermement. Ça sentait fort. Les poils, le grand air, les herbes et le crottin. L’odeur du lait caillé et de la transpiration des bêtes restaient accroché à nos vêtements, nos cheveux et notre peau.

La machine, je la connaissais au village, lorsqu’on allait chercher le lait le soir, chez les B. Je me souviens que nous entendions un bourdonnement faible et continu dans le silence du hameau. Maman disait, ah ! c’est l’heure de la traite. On prenait un bidon de fer blanc et on allait cinq maisons plus loin. C’était moins vivant que les chèvres. Les vaches étaient disciplinées et immobiles. Elles étaient alignées et on aimait bien arriver avant que la traite ne soit finie pour observer la trayeuse. Les quatre ventouses placées sur les pis, les mettant en mouvement, le lait passant à travers le hublot de contrôle. Et je racontais notre vie au passage... plus tard, j’appris que les vieux du village dont j’aimais la compagnie m’avaient surnommée la Gazette... !
J’ai toujours été très bavarde. Je crois que s’était ma manière de m’intégrer : raconter des histoires.

Mais les souvenirs de la fabrication du fromage, c’est avec Fabien, à 1350m d'altitude, que je m’en souviens le mieux !
Sûrement parce que je l’ai vu faire de nombreuses fois. Le lait chauffe dans une grande marmite de cuivre. Une cuve en fait. Mais pour moi, ça ressemblait avant tout à une immense marmite. Elle est maintenue par un crochet et cela permet de l’incliner et d’en verser le contenu plus facilement. Fabien brasse le lait à l’aide d’une grande cuillère en bois, quasiment aussi grande que moi. C’est long et minutieux. Je pense qu’il devait procéder selon une maturation courte. 40 à 90 minutes à 35°C. La maturation longue nécessite de chauffer le lait à 10°C durant quatre heures minimum. Avec les moyens très artisanaux qu’il avait, je présume que cette technique ne devait pas être envisageable. En tous cas, pas à l’alpage.
Après l’ajout de la présure, il laisse reposer une bonne heure. Sa longue expérience et son savoir faire le guide comme un reflex pour savoir à quel moment le lait pris devient le caillé. Il utilise alors un brise caillé. Ce sont plusieurs lames, comme de petites scies, espacées d'un centimètre avec lequel Fabien forme de grands cercles dans la cuve. Le décaillage consiste à découper en tout petits grains le bloc de caillé, toujours sous chauffe. Il le manie avec une extrême délicatesse. Puis il brasse les grains pour les séparer du petit lait qui sera donné aux cochons. A cet instant, il plonge ses mains bronzées dans le blanc du caillé et nous donne quelques grains à déguster. C’est tiède et mou et laisse une longueur de fleur et de lait dans la bouche. J’adorais ça.
Une fois égouttés, Fabien moule ses grains de caillé dans des contenants en plastique blanc, au fond troué. Il les empile les un sur les autres pour un essorage naturel. Les grains vont coaguler et donner le fromage. Fabien les sale puis les démoule et les dépose sur des planche de bois, dans sa cave. Chaque jour il va les voir, les soulève, les retourne. La moisissure pousse en de longs cheveux gris sur le fromage. Je suis très surprise et un peu dégoûtée. Fabien s’amuse de ma mine, prend la tomme et la «peigne» de la paume de sa main. Les filaments se mêlent et durciront pour former la future croûte de la tomme. Dans un mois, elles seront prêtes à être mangées. Mais elles peuvent attendre plus, et prendre davantage de goût.
C’est pour cela que les tommes que l’on déguste à l’automne sont les meilleures. Elles ont le goût des fleurs d’alpage et des espaces de liberté.

Dans le massif des Bauges, une tomme détient une AOP : la TOME des Bauges (oui l’orthographe est correct). C’est une tomme de vache, issue du savoir faire ancestral de plusieurs familles.
Mais la tomme de chèvre de Fabien, c’est une de mes madeleines de Proust. Dans ce goût unique, il y a tous les liens que mon cerveau a enregistrés, durablement. Tout est condensé dans un morceau de fromage. L’amour de la montagne, les fleurs de juillet, le dur labeur de chevrier, la nuit sur le village, les animaux, les rides et les blagues, les peurs et les incompréhensions.

Il suffisait de quelques chemins pour nous emmener et nous ramener de ces réalités. J’étais  une enfant de passage, apprenant, me mêlant avec spontanéité au quotidien des autres. Je me rappelle cet élan de soutien et de protection que je ressentais à leur égard. J’en percevais une réalité dure et fermée mais je ne voulais y voir qu’un aspect romantiquement simple et doux. A seize ans j’ai refermé cette page d’alpage. Le lycée m’a appris la ville, l’amitié, le théâtre, le cinéma et la musique.
Un autre monde de sensations s’ouvrait, et moi, j’allais y construire une nouvelle réalité.

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* Oxalis : d'abord une association (1992) puis une scop (1997). Aujourd'hui coopérative d'activité. Co-fondé entre autres par Béatrice Poncin et Jean-Luc Chautagnat. Les Brèves d'enfance ont pour fond de décors les activités d'Oxalis. L'aventure du collectif que mes parents construisaient a façonné mon enfance et participe à ce que je suis aujourd'hui.

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sources :
Béatrice Poncin, Trajectoires indicibles, Editions du Croquant, mai 2002
Pour écrire cet article, je me suis également appuyée sur les souvenirs des membres de ma famille et je les en remercie chaleureusement.

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